DANSE n°262 - Page 1 - 4 Alessia Gay, Giuseppe Picone, Tchaïkovsky pas de deux, ch. G. Balanchine, ph. C. M. Falsini Trois icônes, trois génies Balanchine, Béjart, Robbins Micha Van Hoecke, nouveau directeur de la danse à l’Opéra de Rome, a très bien choisi son premier programme de la saison : Balanchine, Robbins, Béjart. Trois excellents chorégraphes, dans différentes expressions, et désormais ils sont tous glorieusement dans l’histoire de la danse au XX° siècle, dans la mémoire des gens qui suivent les destins de l’art du Ballet. Le théâtre a voulu mettre dans les affiches de la soirée, les visages de ces grands hommes, comme un rappel à la célébration et au souvenir d’une œuvre qui aujourd’hui nous semble gigantesque. Le divertissement la Nuit de Walpurgis, tiré du Faust de Gounod, fut créé d’abord pour l’Opéra de Paris, puis, refusé par M. Lavelli, Balanchine le récupéra pour le New York City Ballet. Exécution brillante, par les solistes et le corps de ballet du théâtre. On a remarqué parmi les variations, Alessandra Amato et Damiano Mongelli (pas de deux), Roberta Paparella (solo), Anna Chiara Amirante, Cristina Mirigliano (duo). Balanchine à nouveau avec son fameux Tchaïkovsky pas de deux, créé à New York le 29 mars 1960. Giuseppe Picone a dominé la scène : léger, vif, élégant, il maîtrise parfaitement sa technique et nous est paru au mieux de sa forme. Alessia Gai, mince, gracieuse, n’a pas la taille convenable à une danseuse balanchinienne. In the Night de Robbins, (NewYork, 29 janvier 1970), sur les Noc- turnes de Chopin, musicien préféré de Robbins, suivent Dances at Roberta Paparella, Manuel Paruccini, In the Night, ch. J. Robbins, ph. C. M. Falsini Rome Ballet de l’Opéra 5 the Gathering, (1969). Ce ballet riche d’atmosphères, de nuances, est une évocation des liens amoureux, sans histoire, comme d’habitude chez Robbins, poète de l’inexprimable. In the Night prolonge cette manière d’idylle, passagère. Trois couples se ren- contrent, se quittent, se retrouvent, s’ai- ment dans les très beaux costumes d’An- tony Dowell. Dowell, à l’époque de la création, était danseur principal au Royal Ballet de Londres ; il connaissait les exi- gences de la danse. Il a ainsi fait un très beau travail de fin spécialiste de la scène chorégraphique. Les couples Straccamore - Marozzi, Amato - Mongelli, Paparella - Paruccini ont très bien cadencé les pas et les évolutions sur le souffle de Chopin, en respectant bien les intentions du chorégraphe : groupes, pas, mouvements, non seulement dans la construction extérieure, mais aussi dans l’extraordinaire poésie de Robbins. Félici- tations pour le remarquable travail de res- titution très précise de la chorégraphie par Ben Huys. Enfin, retour vers le Béjart des années heu- reuses du célèbre chorégraphe français avec la reprise d’un ballet de Massine, Gaîté Parisienne, à vrai dire inoubliable et irremplaçable, déjà à l’époque de la création en 1938. Béjart le remonte à sa manière autobiographique en 1979. L’allégresse se mêle à la nostalgie légère- ment teintée par la mélancolie du passé. Bim, le personnage inventé par Béjart, un adolescent timide, plein d’espoir, venu à Paris étudier la danse dans l’école d’une étoile de la danse académique, Mme Rou- sanne. Bim est aujourd’hui interprété par Alessan- dro Riga, éblouissant par sa jeunesse, sa virtuosité, sa délicate sensibilité. C’est un univers onirique, très 1870, mais aussi très kitch, en accord avec la chorégra- phie. Les costumes, sont entre le fastueux et le quelconque de chaque jour. Riccar- do Di Cosmo est un Offenbach endiablé (rappelons qu’Offenbach est l’auteur de la célèbre partition arrangée brillamment par Manuel Rosenthal). Honneur à Piotr Nardelli, qui a reproduit la chorégraphie et à l’assistante Micky Mat- suse. Il faut nommer aussi Anna Terziani (Madame) et Lucilla Benedetti, Antonello Mastrangelo (Napoléon) et le corps de ballet : hussards, les filles du cancan, les Parigots. Intéressant chef d’orchestre, Nir Cabaretti. Atmosphère juste d’antan, en harmonie avec l’esprit et la grandeur des trois chorégraphes. Un grand succès. Alberto Testa Alessando Riga, Gaîté Parisienne, ch. M. Béjart, ph. C. M. Falsini Alessandra Amato, Damiano Mongelli, La Nuit de Walpurgis, ph. C. M. Falsini 6 Aix en Provence 14° Concours International de Danse En ce dimanche 2 mai, tôt le matin, les touristes et parisiens en villégiature avaient laissé place aux danseurs et ballerines joliment coiffées et maquillées sur l’élégant Cours Mirabeau, la célèbre artère centrale d’Aix-en-Provence qui mène au théâtre du Jeu de Paume. C’est là que se déroulait la 14ème édition du Concours international de Danse. Rappelons que cet événe- ment a été fondé par Mme Brigitte Moulins-Isoard qui continue à en diriger avec entrain et efficacité l’organisation avec l’aide de son mari, le soutien des autorités locales et le parrainage de la Confédération nationale de la Danse. Le jury était présidé par M. Cyril Atanassof qui statuait avec Mmes Lise Delaplace, Monique Janotta et MM. Jocelyn Alizard et Joseph P. Cooksey. Entre les disciplines « classique », « contemporain » et « jazz », ce sont près de 200 passages de candidats auxquels nous avons assisté. Autant dire que la tâche du jury était longue, mais c’est toujours avec bienveillance et un esprit constructif que l’on regarde chaque élève. De manière générale, cette édition s’est caractérisée par un ni- veau élevé avec la distinction de beaux éléments, surtout dans les catégories Études II et Ballerina que l’on verrait bien, dans quelques années, prendre part à des concours de futurs profes- sionnels tels que Lausanne. Tendance qui se dégage aussi ces derniers temps : la qualité du travail des garçons, ceux-ci ont impressionné, en particulier, en contemporain et en jazz par leur maturité et leur interprétation. En classique, les jeunes candidates recherchent souvent la prouesse technique surtout dans la catégorie Études II : trois- quatre pirouettes, enchaînement pirouettes en dehors-passé- double pirouette attitude, sans parler des fouettés. La prise de risque est récompensée si le mouvement est vraiment maîtrisé, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut. Pourquoi imposer à de très jeunes enfants, par exemple dans la catégorie Prépa- ratoire, des doubles pirouettes qui s’avèrent fébriles et mal pla- cées ? Même si le niveau technique, sur le plan mondial, est de plus en plus élevé, il faut laisser le temps à une formation solide et un placement parfait : c’est ce qui permettra par la suite de placer les difficultés techniques. Côté public, je dois avouer que je préfère voir une belle arabesque à 90 ° avec un buste bien droit, qu’une jambe montée à tout prix le plus haut pos- sible, les hanches trop ouvertes et le buste titubant. Idem pour les tours et enchaînement non maîtrisés où le stress du candidat apparaît clairement et rend le public mal à l’aise tellement la tension nerveuse se communique ! Ceci étant dit, on félicitera tout de même l’ensemble des par- ticipants : travailler pendant des mois une variation – ce qui donne le goût de l’effort par ailleurs fort peu valorisé dans la société actuelle où le court terme et l’immédiateté sont plus valorisés - et se confronter à la scène, à un jury, au public et à Laura Garimos, ph. Sud Reportage Victor Coffy, ph. Sud Reportage 7 la concurrence sont une expérience positive pour ces jeunes gens et ces jeunes filles et leur serviront toujours, quel que soit leur avenir. Après ces considérations générales, venons-en aux faits. Commençons par la catégorie « Étude II » : un vivier de talents et de noms à retenir parmi les 31 candidates. Il est certain que le niveau et la qualité technique de l’exécution des variations par les ravissantes Clara Royer – déjà remarquée dans des concours précédents – et Jeanne Breteau ont été légitimement récompensées. Présence sur scène, lyrisme, parfaite maîtrise de triples pirouettes (au minimum) et d’enchaînement difficiles et maturité caractérisent ces jeunes danseuses. Précisons qu’outre le 1er Prix, Clara Royer a également remporté le Prix du Jury et le Grand Prix de la Ville d’Aix. Moisson de récompenses bien méritée. Également un 1er prix et le Prix du Conseil général des Bouches-du-Rhône pour la belle Laura Garimos dont les magnifiques développés, les équilibres suspendus et les belles pirouettes ont impressionné jury et public. Encore un 1er Prix pour Anahi Passi qui a montré un travail fin et précis avec de superbes arabesques et pour Noémie Benkrim dont la prise de risques a été récompensée : c’est une « pirouetteuse » qui en- chaîne tours et fouettés avec volonté et qui offre une belle pré- sence sur scène. Enfin, Sabine Manaranche a également rem- porté un 1er prix : le début de sa variation était impressionnant, mais voulant probablement en faire trop - elle passait en fin de catégorie et la pression était forte après les candidates que nous venons de nommer -, on sentait un certain stress qui lui a fait manquer de lyrisme. Deuxième prix pour Paloma Champeix, dont les triples pirouettes et les grands jetés ont été appréciés, et pour Marine Schaeffer, offrant de jolis moments même si son travail est encore un peu fragile. Olivia Lensens était techni- Sabine Manaranche, ph. Sud Reportage Clara Royer, ph. Sud Reportage Julie Colotroc, ph. Sud Reportage 8 quement moins forte, mais cette jolie ballerine rousse était très gracieuse et agréable à regarder, dégageant lyrisme et poésie. Elle obtient légitimement un 3ème prix. En Étude I, ce sont les garçons qui ont dominé la compétition : 1er Prix pour Victor Coffy et Hippolyte Vassilacos dont on aura remarqué un joli travail de pied et une belle batterie. Chez les filles, le jugement est plus délicat. En effet, les plus fortes techniquement se présentent sur pointes en catégorie Étude II, restent donc dans cette catégorie des élèves dont la technique est moins avancée. Le travail sur demi-pointes est plus faible, les pirouettes moins bien maîtrisées. On peut toutefois men- tionner Charline Ceravolo, une jolie « petite » fine et légère, et Joséphine Rastoin qui se remarque sur scène par sa présence et son sourire. Toutes deux ont obtenu un 2ème Prix. Chez les plus jeunes, dans la catégorie « Ballerina », on suit toujours avec plaisir et sans surprise l’évolution de la superbe Julie Colotroc, habituée des concours et dont le niveau tech- nique impressionne déjà depuis quelque temps : à peine 11 ans et déjà trois tours planés, un placement précis et une très belle énergie que l’on retrouve aussi en jazz où elle a égale- ment remporté un 1er prix. Deuxième Prix pour Victoire Genty, un beau placement et de belles arabesques à 90°, et Camille Lopez. Cette dernière, visiblement de formation GRS, veut en imposer et affronte les difficultés techniques en force. On aura cependant préféré la grâce et la présence scénique de Viviane Carnelutti et d’Ophélie Falco, la jolie batterie d’Eliane Brossard ou les grands jetés et le placement de Mathilde Delorme qui Hippolythe Vassilacos, ph. Sud Reportage Arthur Rojo, ph. Sud Reportage Luna Gay Padoan, ph. Sud Reportage 9 ont toutes quatre obtenu un 3ème prix. Enfin, en ce qui concerne le niveau « Préparatoire » (8-10 ans), j’avoue mon scepticisme face à des candidates qui cherchent à en mettre plein la vue avec des développés le plus haut pos- sible, mais non placés, de grandes arabesques plongées, des piqués doubles en diagonale et des effets de bras au détriment de la propreté et de la précision du travail. Avis probablement partagé puisque le jury n’a pas décerné de 1er prix ni de 2ème prix dans cette catégorie. Citons toutefois le joli travail et la pré- sence scénique de Balthazar Glotain qui obtient un 3ème prix. Venons-en enfin aux catégories plus âgées. Le niveau « Excel- lence » s’est avéré assez décevant : des candidates stressées, à la technique moyenne, n’ont pas convaincu dans leur variation du répertoire. D’ailleurs, aucun premier ni deuxième prix n’a été attribué. On aura largement préféré la catégorie « Supérieur ». Luna Gay- Padoan obtient légitimement un 1er Prix : de très beaux équi- libres, triples pirouettes parfaitement maîtrisées et de la pré- sence, mais un travail plus en force et un peu moins de charme que dans la catégorie Etude II. Beaucoup de rapidité et de pré- sence pour Léa Echaut qui obtient un 2ème Prix, tout comme Veronica Moschiano dont les beaux tours arabesques et la pré- sence se sont distingués dans la variation de Notre Dame de Paris de Roland Petit, un clin d’œil apprécié dans cette région où le célèbre chorégraphe avait fait du Ballet National de Mar- seille une référence artistique de premier plan. Enfin, notons le travail précis et les jolies lignes de Claudia Pillai et de Claire Gannier qui doivent maintenant se lancer dans les difficultés techniques. Passons maintenant au jazz et au contemporain en rappelant que ces disciplines ont été introduites dans le concours de- puis trois ans. Quelques commentaires généraux en premier lieu : un bon niveau, des éléments intéressants, surtout chez les garçons. Ceci étant, on a parfois du mal, à distinguer le style des variations : jazz ? contemporain ? Ce n’est pas toujours clair et le mélange des genres n’est pas des plus heureux et risque de desservir les candidats qui sont notés sur des critères techniques. D’autres écueils doivent aussi être évités, en par- ticulier chez les plus jeunes, en jazz : le côté « vulgaire » ou « femme sauvage » ne semble pas tout à fait adapté à de jeunes enfants, les effets de bras – souvent pour masquer la faiblesse technique et du travail des jambes – sont aussi à déconseiller, du moins est-ce mon avis personnel. On préférera apprécier le placement, l’énergie, les changements de rythme, la qualité des tours et des sauts. Tant en contemporain qu’en jazz, les garçons se sont illustrés. Arthur Rojo (catégorie « Supérieur ») nous a offert de très belles prestations et obtient 2 premiers Prix : belle technique et, de plus, une très belle interprétation qui démontre beaucoup de maturité chez ce danseur qui reçoit aussi le Prix du Conseil général des Bouches-du-Rhône. Également remarqués Ales- sandro Romano, dans la même catégorie, en contemporain : une belle maîtrise technique, une belle énergie et beaucoup de maturité (2ème Prix), et Jonathan Gaie, en jazz (Supérieur) qui présente une variation acrobatique très inspirée sur le célèbre thème de la chanson « Singing in the rain » (2ème Prix). Gianni Camperchioli (3ème Prix en contemporain) fait preuve d’une belle souplesse et surtout de mouvement bien liés. En jazz, catégorie « Supérieur », belle moisson de 3ème prix pour les filles qui montrent une belle énergie et une belle tech- nique, notamment Emilie Bony et Julie Andrea. Dans la catégo- rie « Moyen », citons Dylan Guzowski - encore un garçon ! -, dont les pirouettes, les équilibres et la souplesse se sont conju- gués à une belle interprétation et lui permettent d’obtenir un 2ème Prix. 2ème Prix aussi pour Cyrielle Mestre (belle base classique qui valorise son travail en jazz) et 3ème Prix pour Bastien Gache (de beaux sauts), Manon Toesca et Claudia Pillai qui présentent toutes deux un travail précis. Dans les catégories « Élémentaires A et B », on retrouve des candidates primées en classique : rien d’étonnant. Quand le placement est là, on peut passer d’une technique à l’autre avec aisance. Julie Colotroc dont nous avons parlé précédemment fait une superbe démons- tration de sa maîtrise technique et de sa parfaite aisance dans ce style (1er prix), Sabine Manaranche, malgré un visage fermé, nous montre un travail très pur et une belle énergie (2ème prix). Deuxième Prix aussi pour la « petite panthère », Ilonna Tognetti qui a le rythme et le rôle dans la peau ! En conclusion, un beau millésime 2011 pour cette journée qui fut bien remplie et qui s’acheva vers 23H. Le jury nous confia son enthousiasme pour ce genre d’épreuves, malgré la charge de travail : les membres ont toujours plaisir à découvrir des perles et à œuvrer pour que la qualité de la danse se perpétue. Blandine Pellistrandi Le Jury du concours 10 Carnetsdebarre La dernière classe Récit d’un petit Alsacien, d’après Alphonse Daudet Vendredi dernier, j’avais peur d’être en retard pour mon cours de danse classique au Conservatoire. Avant les vacances, je voulais être en forme, parce que mes parents m’avaient inscrit à un stage de danse qui réunissait les meilleurs professeurs. Je courais, pour ne pas être en retard. En passant devant l’hôtel de ville, le vieux Fritz qui lisait les annonces municipales me cria « Ne te dépêche pas tant, petit, ce n’est plus la peine ! » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, sans prendre le temps de regarder si les cigognes étaient toujours là, je courais à travers les rues. Ouf, je pus arriver tout juste avant le début de la leçon. D’habitude, j’entendais les filles discuter en s’échauffant ou en finissant leurs chignons, et profitais du bruit pour ne pas faire remarquer mon retard. En entrant dans la salle de danse, je fus étonné par le silence. Toutes les filles étaient déjà au milieu, bien placées, je ne comprenais pas pourquoi. Mon professeur, Mademoiselle Godanov, avait été danseuse à l’Opéra de Paris. Elle me dit d’une voix douce « Mets-toi vite au milieu, mon petit Franz, nous allions commencer sans toi. » Je me faufilais vite au milieu, et m’aperçus que Mademoiselle avait mis ses boucles d’oreilles en diamants, et son collier de perles qui lui avaient été offerts par le Grand Duc Mikhaïlovitch. Comme les perles ressortaient bien sur sa belle robe noire des jours de gala ! Ce qui me surprit le plus, ce fut de voir en me retournant, des anciens élèves. Il y avait là le professeur de musique, Mademoiselle Prévost, qui avait ressorti son vieux justaucorps en coton gris. Je reconnus aussi l’ins- tituteur, la boulangère, l’ancienne infirmière de l’école, le danseur soliste du Grand Théâtre, son élève préféré, et même le professeur d’allemand ! Alors que je m’étonnais de tout ceci, Mademoiselle Godanov demanda à la pianiste d’attendre avant de jouer les exercices des pliés. De la même voix douce et triste dont elle m’avait accueillie, elle nous dit : « Mes enfants, c’est la dernière fois que je vous donne une leçon de danse. L’ordre est venu de ne plus enseigner la danse classique dans notre région. Le Maire nous explique que notre ville est un lieu de passage et d’accueil d‘autres civilisations. Il faut oublier tout ce que nous avons fait jusqu’ici. Il a déjà fait retirer les barres et porter les tutus à la décharge. Lundi, des Inspecteurs viendront de Paris installer le nouveau professeur. Puisqu’il n’y a plus de barre, faisons les exercices au milieu. Pardon pour cet amateurisme. Je vous demande d’être attentifs. » Ces paroles me bouleversèrent. Ah, les misérables, voilà ce qui était affiché à la Mairie, ma dernière leçon de danse classique ! Comme je m’en voulais de n’avoir pas pris suffisamment de soin pour apprendre à bien fermer mes cinquièmes, et les pirouettes que je ne termine toujours pas proprement ! Pauvre Mademoiselle Godanov, c’est en l’honneur de cette dernière leçon qu’elle avait mis ses bijoux. Et le danseur du Grand théâtre, sa venue, c’était pour lui une manière de remercier son professeur, et de rendre ses devoirs à l’art qui disparaissait. J’en étais là de mes réflexions lorsque Mademoiselle me demanda de danser un enchaînement. Echappé, pas de bourrée, glissade,assemblée, entrechat quatre... et je perdis l’équilibre ! « Je ne te gronderai pas, mon petit Franz, tu dois être assez puni. Tous les jours on se dit, ce n’est pas la peine, j’ai le temps, on verra demain. Et tu vois ce qui arrive… Ah, ç’a été le grand malheur de notre conservatoire de toujours remettre son instruction au lendemain. Maintenant, ces gens sont en droit de nous dire : Comment ! Vous prétendiez être danseur classique, et vous ne savez ni fermer une cinquième, ni passer l’entrechat quatre ! Dans tout ça, mon pauvre Franz, ce n’est pas encore toi le plus coupable, Nous avons tous notre bonne part de reproches à nous faire. » Alors, elle se mit à nous parler de la danse classique, disant que c’était la plus belle école du monde, la plus claire, la plus solide, qu’il fallait la garder entre nous et ne jamais l’oublier. Parce que, lorsqu’un peuple tombe esclave, tant qu’il maintient en vie la danse classique, il tient la clé qui de ses chaînes le délivre. Puis elle m’expliqua comment réussir l’entrechat quatre. Je n’avais jamais été aussi attentif. Les filles, d’habi- tudes si moqueuses, me regardaient dans le plus grand silence. On entendait seulement le frère de Mademoi- selle Godanov, qui rangeait dans des cartons, partitions, photos et DVD de danse. Quel crève-cœur se devait être pour eux ; ils devaient partir le lendemain, quitter la ville pour toujours. Et puis la pendule indiqua midi. Au même moment, on entendit dans la rue la prière du vendredi qui fit vibrer les vitres de nos fenêtres. Mademoiselle Godanov nous fit une révérence. Jamais je ne l’avais vue si belle, si impériale. « Mes amis, dit-elle, mes amis, je… je… » Elle n’arrivait pas à terminer sa phrase. Alors, elle se tourna vers le piano, écrivit en grosses lettres sur la partition du Lac des cygnes, d’une main ferme, mais tremblante : Vive la Danse ! Puis, penchée sur le piano, sans parler, elle nous fit signe : « C’est fini… allez-vous-en ». 11 Vive le ballet… Bravo Filin ! Ayant créé plusieurs ballets au théâtre Stanislavsky et Nemirovitch-Dantchen- ko, et ayant été l’assistante de Vladi- mir Bourmeister (grand chorégraphe et Maître de ballet russe de 1941-1970) lors de la création de sa version du Lac des Cygnes à l’Opéra de Paris (1960), je ne peux que vouloir remémorer la grande appréciation du public, de la presse, et surtout de la pléiade d’artistes français qui ont travaillé sous sa direction. J’ai assisté en 2009 à Moscou, à la re- prise du ballet Esmeralda de V. Bour- meister, remonté par un des meilleurs danseurs étoiles du Bolchoï, qui, quittant la scène en tant qu’interprète, s’est vu confier la place de Maître de Ballet du Théâtre du Stanislavsky. J’ai été heureuse de revoir ce ballet classique (Esmeralda ») et d’apprécier à quel point Sergeï Filin a su sauvegarder, préserver et remettre en valeur le style du créateur. C’est pour moi, en tant que chorégraphe, fervente admiratrice des grands ballets classiques – parmi lesquels on ne peut oublier les œuvres monumentales de Youri Grigorovitch, une joie immense que Sergeï Filin vient d’être nommé Maître de ballet au « Temple du Ballet Russe », le Bolchoï. Son enthousiasme, son ardeur, le niveau élevé de sa culture ne peuvent qu’enri- chir le répertoire de la Danse, d’autant plus, qu’il a le don de donner aux artistes l’envie de travailler avec toute leur âme. En sortant de l’école de danse du Bolchoï, il a dansé aussitôt un rôle principal dans mon ballet, et j’en suis fière… Mon plus grand désir pendant les 23 ans où j’ai tra- vaillé au Bolchoï, (de 1970 à 1993), était de découvrir des talents parmi les jeunes, et de les faire évoluer. J’ai compris que c’est le vœu le plus cher de Sergeï Filin ; c’est pourquoi, il m’est si proche. Je lui souhaite une aussi longue, fruc- tueuse et créative carrière, que celle qu’a eue Y. Grigorovitch. Et ce sera la renais- sance du Bolchoï ! Vera Boccadoro Sergeï Filin Directeur artistique du Ballet du Bolchoï Sergeï Filin à l’Opéra de Paris, 15 mai 2011, ph. M. Lidvac 12 Sergeï Filin au Bolchoï Une nomination qui satisfait tout le monde ? les éternels insatisfaits pensent que c’est chose strictement impos- sible dans le monde de la danse. L’actualité vient de leur donner tort. Le choix de Sergeï Filin pour la direction du Bolchoï s’est répandu comme une traînée de poudre à travers le monde. Avec internet et les téléphones portables, tout se sait en quelques secondes. L’euphorie est mondiale ! Personne n’a osé émettre la moindre défiance. On connaît le danseur Étoile qui a brillé partout, on connaît moins les trois années passées à la direction du théâtre Stanislawski, et c’est bien dommage, car le travail effectué en trois saisons a été précis, efficace, toujours d’excellente qualité. À quoi faut-il s’attendre avec Sergeï Filin au Bolchoï ? Les deux ou trois condés qui ont cassé, démantibulé, détruit quelques grandes Maisons aimeraient bien que d’autres les imitassent, ne serait-ce que dans l’espoir que Clio ne les laissent pas trop seuls dans les pages noirs de l’histoire des dictateurs déchus. Rassurez-vous, avec Sergeï Filin, il n’en sera rien. Il n’est pas homme à chercher les idées au plus profond des égouts, à se délecter de la fange. Sergeï Filin a toujours été très positif, clair, simple, effi- cace, équilibré. Non, je ne suis pas devin, je ne sais pas ce que Sergeï va accomplir. Cependant, je n’ai qu’une certitude. Avec lui, le Bolchoï va être plongé dans la fontaine de jouvence. Il va faire une cure de jeunesse, de simplicité, de bonne humeur et de drôlerie, qui sera certainement un exemple à suivre pour le monde de la danse. Le Bolchoï du XXI° siècle est né. Michel Odin Danse • Alors, triste d’avoir quitté le Ballet du théâtre Stanislawski ? Sergeï Filin • Je suis content de ce que j’ai fait au Stanislawski. J’ai pu arriver à conserver le style, la fraîcheur de Bourmeister. Sa qualité primordiale était d’être un très bon metteur en scène. Ses danseurs n’étaient pas des « Etoiles ». À l’époque où Vladimir Bourmeister était maître de ballet, on avait l’impression que c’était un grand spectacle, bien qu’il n’y avait pas beaucoup de danseurs. Il avait réussi une excellente version d’Esmeralda. Danse • Après trois ans passés au Stanis- lawski, vous venez d’accepter la direction artistique du Bolchoï. Dans quel état d’esprit êtes-vous revenu dans cette compagnie où vous fûtes le plus brillant danseur Étoile ? Sergeï Filin • Je ne veux rien changer. Changer, ça veut dire casser ce qui a été fait. Le plus important, c’est qu’il puisse y avoir un climat de travail, une atmosphère créatrice. Si chaque danseur venait « pointer sa fiche Bolchoï » le matin, et repartait chez lui quelques instants, ce serait un désastre. Les danseurs doivent avoir un grand désir de travail, de créa- tion. Chacun doit comprendre que la réussite du spectacle dépend de lui. L’essentiel est que chaque artiste soit intéressé par son travail. Les jeunes danseurs peuvent tous espérer devenir Étoile. Ils doivent donner le maximum de leur temps. J’espère faire venir de nouveaux pédagogues, de nouveaux chorégraphes, avec leurs assistants pour créer à l’intention des jeunes danseurs. Lorsqu’ils entrent au Bolchoï, ils savent qu’ils ne doivent jamais cesser d’apprendre, d’évoluer. Danse • Finalement, tout commence par la leçon du matin. Sergeï Filin • Oui, pour un danseur, la leçon se prend tous les jours, jusqu’à la fin. Au Bolchoï, les danseurs ont le droit de ne pas suivre le cours trois jours par mois seulement. Que l’on soit corps de ballet ou Étoile, il faut prendre le cours ou faire autre chose. Le corps du danseur, c’est son instrument de travail. Comme un violon, un violoncelle : ils n’émettent pas le son voulu si on ne les conserve pas en bonne forme ! C’est pour cela que je suis très exigeant pour la leçon prise jusqu’à la fin. Ce n’est pas pour moi, c’est pour eux-mêmes. Malheureusement, certains le comprennent trop tard, en vieillissant ! Danse • Pour quand l’inauguration de la salle du Bolchoï restaurée ? Sergeï Filin • C’est maintenant officiel : 28 oc- tobre, inauguration avec un gala international, 29 octobre, l’opéra Rusalka, et le 30 octobre, La Belle au bois dormant dans la version de Youri Grigorovitch. Précisons que le 2 janvier, Monsieur Grigorovitch aura 85 ans, et qu’un gala sera organisé en son honneur. Danse • Les premières semaines en tant que directeur ont-elles été difficiles ? Sergeï Filin • Tout le monde m’aide, travaille bien, je ne peux pas me plaindre ! L’entente avec Monsieur Anatoly Iksanov, le directeur du Bolchoï est excellente. Danse • A quel âge les danseurs peuvent-ils prendre leur retraite ? Sergeï Filin • Pour les solistes, ils peuvent de- mander leur retraite au bout de quinze ans d’activité. On peut partir avant, ou continuer à travailler dans la compagnie. Les danseurs du corps de ballet peuvent demander leur retraite au bout de 20 ans d’activité. Beaucoup veulent continuer, mais les spectateurs n’ont plus tellement envie de les regarder, parce qu’ils veulent voir du neuf ! Ceux qui sont de bons acteurs peuvent rester pour cer- tains rôles de pantomime. On peut même rester avec un contrat spécifique pour certains rôles. Danse • Vous n’avez pas eu peur le premier jour de votre direction ? Sergeï Filin • Cette expérience, je l’ai déjà vé- cue. Lorsque je suis arrivé au Stanislawski, beaucoup m’ont dit « attention, c’est dangereux, c’est difficile de diriger des dan- seurs ». J’ai pu tenir : en leur donnant beaucoup de travail, ils n’avaient pas le temps de s’occuper des intrigues ! J’ai toujours eu de bons contacts avec les danseurs. Je m’inquiète de leurs problèmes, je leur demande ce qui leur manque, je me suis oc- cupé de leur faire acheter des pointes., j’ai même fait fabriquer des tutus de répétition, ce qui n’existait pas. J’ai accordé des journées de repos qu’ils devaient compenser par un travail de bonne qualité. Je leur ai toujours fait part de mes propositions concernant la direction artistique. Le dialogue est nécessaire. Danse • Ces principes vont vous suivre au Bolchoï. 13 Sergeï Filin • Depuis le jour de mon arrivée, tout le monde travaille, on a vraiment l’impression que tout le monde veut travailler. À l’époque de Grigorovitch, c’était la même atmosphère de travail. Quand j’ai été engagé au Bolchoï, ma première rencontre a été celle de Monsieur Grigorovitch. En 1993, il m’a attribué le Benois de la Danse. Il a été aussi remis cette année-là à Sylvie Guillem et Roland Petit. Danse • Quelles sont vos premières impres- sions ? Sergeï Filin • Il me semble qu’il y a des jeunes qui veulent travailler. Il y a un bon futur pour le Bolchoï. La réouverture du théâtre historique sera importante. Ils pren- dront davantage conscience de l’importance de leur travail et ils seront encore plus enthousiastes. Beaucoup ne savent pas encore ce qu’est le Bolchoï, car il était déjà fermé pour restau- ration lorsqu’ils ont été engagés. Il est certain qu’il y aura de bons spectacles les prochaines saisons. Danse • Et les orientations artistiques ? Sergeï Filin • Il ne faut pas séparer le classique et le moderne. Il faut tout expérimenter et trouver la meilleure voix de sor- tie. Mais un chorégraphe doit avoir une école. Il faut laisser la possibi- lité aux danseurs laissés de côté de pouvoir faire des créations. Avec des « Masters Class » données par des chorégraphes intéressants, ils deviendront solistes dans un autre répertoire. Danse • Il est vrai que les solistes sont « sculp- tés » par la direction artistique de la compagnie. Sergeï Filin • D a n s notre art, on ne peut pas dire « Je suis bien ». Il faut le prouver parce que l’on sait faire. Lorsque Semen Chudin est arrivé de Zurich, il m’a dit « Engagez-moi, je suis une Étoile, je peux tout danser. » Je lui ai répondu, « Je n’ai pas besoin d’un danseur Étoile, j’ai besoin d’un bon artiste. » Qu’il ne dise pas qu’il est Étoile, mais qu’il prouve ! Ce qui reste d’un danseur, c’est le temps qui le montrera. Danse • Alors, vous êtes optimiste ? Sergeï Filin • Oui. Pour un directeur de compa- gnie, le plus difficile, c’est de former de bons danseurs qui ex- cellent dans le ballet classique. Il faut une netteté, une propreté dans le style. Ça demande un immense travail de préparation. Bravo Sergeï ! On le savait, c’était dans l’air, on était quasiment sûr ! Presque deux ans déjà que le nom de Sergeï Filin circulait à Moscou, comme potentiel nouveau directeur du « Ballet du Bolchoï ». Il y a à peine quelques années il avait été nommé directeur du « Ballet du Théâtre Stanislavsky », l’autre grande compagnie de la capitale. Merci donc à Monsieur Vladimir Ourin, le directeur du Théâtre Stanislavsky, qui a su entrevoir plus que les autres le potentiel de talent à la direction du ballet de Sergeï Filin. Depuis le 18 mars 2011, Sergeï Filin est le nouveau directeur du Ballet du Bolchoï. J’ai rencontré Sergeï pour la première fois à l’Académie de Danse du Bolchoï à la fin des années quatre-vingt, quand à l’époque nous étions tous les deux élèves. Son professeur était Aleksandr Prokofiev, le mien Leonid Zhdanov… Le temps passe et, à côté de ma profession de danseur, je découvre avec l’écriture une deuxième passion. Ce nouvel outil d’expression m’a donné la possibilité d’approcher et de mieux comprendre la personnalité de Sergeï Filin aujourd’hui adulte, avec beau- coup d’expérience. Vous pouvez reprendre l’interview publiée en 2008 pour les lecteurs de « DANSE » (N° 228, août 2008). C’est avec beaucoup de joie qu’aujourd’hui je peux évoquer à nouveau Sergeï, à l’occasion de sa première tournée à Paris avec le «Bolchoï » en qualité de directeur. Cette fois-ci il ne dansera plus et je suis sûr que beaucoup de monde le regrettera. D’une beauté physique attique et apollinienne, très joli cou-de-pied, longiligne, très belle présence sur scène, bras souples et mains expres- sives, excellente élévation, batterie unique et atterrissages impercep- tibles, Sergeï Filin était idéale pour tous les grands rôles du grand réper- toire, mais spécialement pour les rôles romantiques et nobles. Toutes ces qualités exceptionnelles combi- nées avec son goût et sa sensibilité artistique lui ont donné droit de dé- velopper pas après pas une brillante carrière internationale. Sergeï Filin, celui que j’ai eu la chance de connaître, est quelqu’un de très intelligent, loyal, humble, avec les pieds sur terre. Il est capable d’être créatif et de savoir gérer les situations les plus compliquées avec beaucoup de calme et de diplomatie. Il est aussi très ouvert à la découverte et pas du tout fossilisé seulement sur son vécu personnel. Marié et père de plusieurs enfants, il apprécie beaucoup les valeurs de la famille. S’il peut, il l’amène avec lui en tournée. Quel papa exemplaire ! Je partage avec lui toutes ces valeurs, enracinées aussi profondément dans une culture et civilisation riche et précieuse et à la base de n’importe quelle société à vocation saine et solide. A quelques mois de sa nomination et à quelques d’autres avant la réouverture du théâtre du « Bolchoï » (28 octobre 2011) il me reste pour le moment tout simplement de lui souhaiter de réussir tous ses projets, d’avoir autour de lui toujours des par- tenaires qui le soutiendront en partageant ses visions, d’être entouré d’une équipe compétente, performante, coopérative et prête aux challenges du 21° siècle et des danseurs toujours motivés par le présent, mais aussi avec le regard vers le demain et avec beaucoup de respect et estime pour le glorieux passé du Bolchoï ! J’attends impatiemment la réouverture du « Bolchoï » et pour l’instant je souhaite beaucoup de succès sur la scène du « Pa- lais Garnier» et un bon séjour en France ! Saul Marziali
DANSE n°262 - Page 1
DANSE n°262 - Page 2
viapresse